Des Polonais à Saint-Didier (1944-1946)

Interview avec Brigitte Mezzadri, fille de Joseph Scheiner, capitaine polonais

 

" En mars 2021, j'ai contacté la mairie de Saint-Didier dans le cadre de recherches documentaires entreprises depuis plusieurs années afin d'étayer et compléter autant que faire se peut les mémoires de mon père, Joseph Scheiner*, capitaine polonais et ingénieur topographe installé après la Seconde Guerre mondiale dans le midi de la France où il a fondé une famille et vécu jusqu'à la fin de ses jours. 

* Józef Zygmunt SCHEINER, né en 1904 à Czernelica, en Pologne autrichienne (plus précisément en Galicie orientale, alors province de l'Empire austro-hongrois), mort à Cavaillon en 1982. Le 28 février 1946, il a épousé Monique Bastide, dont la famille maternelle était originaire de Saint-Didier. De leur union sont nés trois enfants : Christiane (décédée en 2012), Jean-Pierre et Brigitte, dernière de la fratrie.

Il se trouve en effet qu'entre décembre 1944 et février 1946, le village de Saint-Didier en Vaucluse a accueilli une centaine au moins d'officiers et soldats polonais dont certains, comme mon père, venaient d'être libérés de leurs camps de prisonniers en Allemagne ; d'autres avaient combattu dans l'Armée polonaise de l'Ouest formée en France par le général Sikorski, d'autres encore dans l'Armée Anders qui a contribué à libérer l'Italie des forces de l'Axe. 


Ma mère de 93 ans, qui a rencontré à cette occasion son futur époux, se souvient avec précision des tentes dressées dans le parc du château, du mess des officiers, de l'orchestre polonais qui animait le bal de la fête patronale en septembre 1945 (elle a, semble-t-il, été déplacée depuis) et de bien d'autres détails permettant de restituer la mémoire de ces événements. 


Parmi ces anciens combattants polonais, beaucoup se sont mariés sur place à l'instar de mon père et ont fait souche en Provence. En témoigne notamment l'existence à Sorgues, près d'Avignon, d'une antenne de SPK (Stowarzyszenie Polskich Kombatantów), l'Association des anciens combattants polonais et de leurs familles fondée en 1947, qui prouve à elle seule l'étendue de cette implantation polonaise en Vaucluse.

L'archiviste de la CoVe, M. Frédéric Kuzar, qui a eu l'amabilité de consulter pour moi les archives municipales de Saint-Didier pendant le confinement, y a découvert une pièce de première importance à cet égard. Il s'agit d'une lettre du colonel Duplessier, commandant de la garnison d'Avignon, en date du 8 février 1946, notifiant au maire du village la levée d'une réquisition immobilière effectuée sur plusieurs sites de la commune au profit de l'Armée britannique – c'est elle en effet qui a supervisé l'accueil des Polonais, puis leur démobilisation, non seulement au Royaume-Uni où ils étaient nombreux, mais aussi chez ses alliés continentaux. Le témoignage de ma mère va dans le même sens, puisqu'elle affirme que les uniformes de son futur mari lui étaient fournis par les Anglais et sa solde versée par l'Armée britannique. 


Les ordres de réquisition mentionnés dans cette lettre s'échelonnent entre le 2 décembre 1944 et le 30 juin 1945, ce que confirme par ailleurs un registre de bons de commande du Service d'aide aux forces alliées mis au jour par l'équipe des archives contemporaines aux Archives départementales de Vaucluse, où figurent les noms des mêmes résidences : le château du Docteur Masquin, La Gardette et L'Hostellerie (sise dans la villa de Seyne) ont fait l'objet de réquisitions, de même qu'un certain nombre de chambres louées chez l'habitant (« deux chambres chez Jean Léon », « quatre chambres chez Sylvestre », etc.). L'Hostellerie y est clairement désignée sous le nom d' « hôpital polonais », ce qui n'exclut pas la fonction de mess évoquée par ma mère, la demeure étant assez vaste pour abriter l'un et l'autre.


Dans les propriétés susmentionnées, des réparations et aménagements divers ont été réalisés afin de pourvoir au bon fonctionnement des installations, depuis les sanitaires et la plomberie jusqu'au réseau électrique, en passant par les charpentes et toitures (la liste est longue des commandes effectuées par la subdivision militaire auprès des entreprises locales, du simple lot de clous au tuyau de canalisations...).

Il est intéressant d'observer au passage que durant la même période des locaux d'habitation ont été réquisitionnés à Sorgues : château de Fontgaillarde, centre social, cuisine et salle de restaurant à l'Hôtel central, 8 chambres à la villa Boissières, une chambre au café de la Paix... Vu la simultanéité des opérations et leur enchaînement dans le registre, on peut en déduire sans trop extrapoler que ces mesures avaient elles aussi pour objectif de loger ces soldats condamnés à l'exil.


Depuis la nouvelle du massacre de Katyń, rendue publique en avril 1943, les officiers polonais ayant combattu aux côtés des Alliés avaient de bonnes raisons de craindre pour leur sécurité s'ils retournaient dans leur pays sous domination soviétique. Le risque était moins grand pour les hommes de troupe, dont la plupart ont choisi le rapatriement, mais nombre de ceux qui sont rentrés en Pologne après la guerre ont disparu sans laisser de traces. Le statut de ces militaires étrangers arrivés en France à l'issue des combats était donc analogue à celui de réfugiés politiques, et plusieurs sites les ont accueillis sur notre sol : outre Saint-Didier, on peut citer le camp de Sorgues, celui de La Courtine dans la Creuse, et d'autres structures du même genre en Normandie.


Voyant s'éloigner la perspective d'un retour possible dans leur pays d'origine, beaucoup de ces expatriés ont fait le choix de l'exil et se sont définitivement installés dans le sud de la France. Au-delà, donc, du destin individuel de mon père, c'est un épisode non négligeable de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale qu'il s'agit de mettre en lumière, voire de questionner, et je suis en quête d'informations sur l'accueil de ces combattants étrangers en terre provençale. "

 

Brigitte Mezzadri